Journée capitale pour moi. Je me
prends une claque. Ou plutôt un aller-retour, sous la forme d’un
spectacle traitant du suicide des adolescents, suivi d’un
documentaire sur le même sujet à l’université d’anthropologie de Mérida.
Je ne savais pas ce qui m’attendait ce matin lorsque
Conchi m’a emmené en voiture. Je savais bien qu’on allait au
théâtre mais j’étais loin de m’imaginer que toute la journée
serait en phase avec le thème de mon voyage. Mon intérêt pour la
relation des Mexicains à la mort semble correspondre aux
préoccupations actuelles des Yucathèques, en tout cas pour ce qui
concerne le suicide des jeunes. C’est étonnant comme les thèmes
circulent, se croisent, entrent en résonance.
Une présentation du spectacle |
Le Tio vivo Teatro est
un joli théâtre rouge, situé dans les quartiers périphériques de
la ville. Des adolescents attendent devant le théâtre le début de
la représentation. La compagnie « Murmurante Teatro »
joue Manual de caceria, une pièce de Noé Morales.
Petite
jauge, petite scène et très belle scénographie : une boîte
blanche avec un faux plafond et quelques éléments de décor, une
table, au lointain un aquarium, en avant-scène des petits cartons
contenant divers objets, un lecteur de cassettes, et c’est tout.
C’est particulièrement sobre, les objets se détachent sur le
blanc des murs et du plafond, le tout est très élégant. Le
directeur de la compagnie et metteur en scène de la pièce, Juan de
Dios Rath, accueille le public et le spectacle commence. Une jeune
femme nous adresse la parole puis la lumière se resserre très vite
sur son corps, sur son visage et sur sa main puis elle disparaît,
comme mangée par le noir, tandis que sa silhouette reste gravée un
certain temps sur nos rétines, quelques secondes d’émotion pure.
Une seconde jeune femme monte sur le plateau, s’empare d’une
cassette audio, l’insère dans le lecteur, une musique monte dans
le silence et la jeune femme nous raconte son histoire.
Je ne saisis
pas tout, mais les acteurs sont excellents et je comprends le
caractère tragique de l’histoire qu’on me raconte. Cette jeune
fille va mourir. Soudain, elle interrompt la musique, sort la
cassette du lecteur, dévide violemment la bande, qui devient fil
rompu entre ses doigts. Puis la voilà qui monte sur un petit
escabeau, soulève une des plaques du faux-plafond et fait descendre
une corde nouée à laquelle elle accroche la bande de la cassette et
deux bouteilles de bière vides. L’image est saisissante,
glaçante. C’est un corps qui se balance lentement devant nous.
Juan de dios Rath monte à son tour sur le plateau, s’empare lui
aussi d’une cassette, qu’il insère dans le lecteur. Une autre
histoire commence. Dès lors je comprends le procédé et la
dramaturgie du spectacle. Chacune de ces cassettes audio est une vie,
dont on perçoit quelques bribes, avant que le personnage ne coupe le
fil, au sens premier du terme, en dévidant puis arrachant violemment
la bande. L’image sera encore plus claire, lorsque l’une des
comédiennes, Ariadna Medina, jettera ces cassettes sur le sol en les
piétinant. Régulièrement, au cours du spectacle, des phrases
projetées sur le mur nous replacent dans le contexte :
- 55% de los adoloscentes
mexicanos son pobres (« 55% des adolescents mexicains
sont pauvres »)
- Se puede vivir fragmentado ? (« Est-ce qu’on peut vivre fragmenté ? »)
- Aqui la gente se lo bebe todo (« Ici les gens boivent de tout »)
Et les informations s’enchaînent,
plus terribles les unes que les autres : c’est au Mexique, où
l’on recense 15 millions d’armes illégales, que l’on compte le
plus grand nombre de violences envers les mineurs, le plus grand
nombre d’intoxications par l’alcool. Quant à la région du
Yucatan, elle a le triste record du taux de suicide le plus élevé
dans le pays pour les 15-25 ans.
Une véritable scène de crime |
Je sors groggy de ce spectacle. J’ai
adoré les comédiens, la mise en scène, la scénographie. Les
adolescents présents prendront peu la parole au cours du débat qui
suit. Mais comment s’exprimer dans la foulée d’un spectacle
bouleversant sur un brûlant sujet d’actualité qui nous concerne
tous, les jeunes comme les moins jeunes : quel avenir pour la
jeunesse ?
Juan et Ariadna |
J’ai la chance de faire la
connaissance de l’équipe et Juan nous propose d’enchaîner avec
le documentaire sur le sujet à l’Université d’anthropologie de
Mérida. Je fais le voyage dans sa voiture et la conversation,
passionnante, tourne autour du spectacle et de la situation actuelle
au Yucatan, et plus généralement au Mexique. Où j’apprends qu’un
programme de prévention du suicide a été mis en place au Yucatan
devant la gravité de la situation. En effet, la société yucathèque
est mobilisée devant la progression du nombre de suicides chez les
jeunes, et notamment chez les jeunes descendants des Mayas. La
situation sociale des Mayas est difficile, me dit Juan. Ils sont
relégués dans les emplois peu rémunérateurs, leurs conditions de
vie sont très dures. Le jeune qui se suicide ne veut pas mourir, il
ne veut plus souffrir. Cela me semble évident. Juan poursuit :
la violence qui s’exerce à l’égard des jeunes est multiple,
elle est sociale, familiale, politique. Beaucoup de jeunes filles
sont victimes de viols, parfois au sein même de la famille. Juan
insiste sur le fait que ces suicides n’ont rien à voir avec un
problème de santé mentale et que la réponse de la société se
doit d’être pertinente.
Avec Juan |
A l’Université d’Anthropologie de Mérida, un groupe d’étudiants a tourné un documentaire sur la question. Le film qui est projeté est d’une belle sensibilité et met en images l’histoire vraie d’une femme abandonnée par ses parents ayant fait dans sa jeunesse plusieurs tentatives de suicide. L’histoire se termine bien car cette femme est présente et tient à témoigner de son parcours et de la résilience qui a été la sienne. Son punch et sa joie de vivre (eh oui… !) conquièrent la salle, qui lui rend hommage dans une salve d’applaudissements.
Je déjeune avec Juan dans un restaurant du centre de Mérida. Nous découvrons que nous avons joué tous les deux Astrov, dans Oncle Vania, de Tchékov. Quand le théâtre rapproche les gens, par-delà les mers et la (petite) barrière de la langue...
Je fais des progrès d’ailleurs, je
tiens les conversations et je fais de moins en moins d’erreurs de
compréhension, comme ce quiproquo qui aurait pu mal tourner à
l’aéroport de Mexico lors du départ pour Mérida. J’ai répondu
OUI à la question de l’employée de l’aéroport qui me demandait
si je transportais des produits dangereux. Elle a éclaté de rire.
Je ne dois pas être très crédible en terroriste…
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