mercredi 24 octobre 2012

Où je prends une claque...

Journée capitale pour moi. Je me prends une claque. Ou plutôt un aller-retour, sous la forme d’un spectacle traitant du suicide des adolescents, suivi d’un documentaire sur le même sujet à l’université d’anthropologie de Mérida. 

Je ne savais pas ce qui m’attendait ce matin lorsque Conchi m’a emmené en voiture. Je savais bien qu’on allait au théâtre mais j’étais loin de m’imaginer que toute la journée serait en phase avec le thème de mon voyage. Mon intérêt pour la relation des Mexicains à la mort semble correspondre aux préoccupations actuelles des Yucathèques, en tout cas pour ce qui concerne le suicide des jeunes. C’est étonnant comme les thèmes circulent, se croisent, entrent en résonance.


Une présentation du spectacle
Le Tio vivo Teatro est un joli théâtre rouge, situé dans les quartiers périphériques de la ville. Des adolescents attendent devant le théâtre le début de la représentation. La compagnie « Murmurante Teatro » joue Manual de caceria, une pièce de Noé Morales. 

Petite jauge, petite scène et très belle scénographie : une boîte blanche avec un faux plafond et quelques éléments de décor, une table, au lointain un aquarium, en avant-scène des petits cartons contenant divers objets, un lecteur de cassettes, et c’est tout. 

C’est particulièrement sobre, les objets se détachent sur le blanc des murs et du plafond, le tout est très élégant. Le directeur de la compagnie et metteur en scène de la pièce, Juan de Dios Rath, accueille le public et le spectacle commence. Une jeune femme nous adresse la parole puis la lumière se resserre très vite sur son corps, sur son visage et sur sa main puis elle disparaît, comme mangée par le noir, tandis que sa silhouette reste gravée un certain temps sur nos rétines, quelques secondes d’émotion pure. Une seconde jeune femme monte sur le plateau, s’empare d’une cassette audio, l’insère dans le lecteur, une musique monte dans le silence et la jeune femme nous raconte son histoire. 

Je ne saisis pas tout, mais les acteurs sont excellents et je comprends le caractère tragique de l’histoire qu’on me raconte. Cette jeune fille va mourir. Soudain, elle interrompt la musique, sort la cassette du lecteur, dévide violemment la bande, qui devient fil rompu entre ses doigts. Puis la voilà qui monte sur un petit escabeau, soulève une des plaques du faux-plafond et fait descendre une corde nouée à laquelle elle accroche la bande de la cassette et deux bouteilles de bière vides. L’image est saisissante, glaçante. C’est un corps qui se balance lentement devant nous. Juan de dios Rath monte à son tour sur le plateau, s’empare lui aussi d’une cassette, qu’il insère dans le lecteur. Une autre histoire commence. Dès lors je comprends le procédé et la dramaturgie du spectacle. Chacune de ces cassettes audio est une vie, dont on perçoit quelques bribes, avant que le personnage ne coupe le fil, au sens premier du terme, en dévidant puis arrachant violemment la bande. L’image sera encore plus claire, lorsque l’une des comédiennes, Ariadna Medina, jettera ces cassettes sur le sol en les piétinant. Régulièrement, au cours du spectacle, des phrases projetées sur le mur nous replacent dans le contexte :
- 55% de los adoloscentes mexicanos son pobres (« 55% des adolescents mexicains sont pauvres »)
- Se puede vivir fragmentado ? (« Est-ce qu’on peut vivre fragmenté ? »)  
- Aqui la gente se lo bebe todo (« Ici les gens boivent de tout »)

Et les informations s’enchaînent, plus terribles les unes que les autres : c’est au Mexique, où l’on recense 15 millions d’armes illégales, que l’on compte le plus grand nombre de violences envers les mineurs, le plus grand nombre d’intoxications par l’alcool. Quant à la région du Yucatan, elle a le triste record du taux de suicide le plus élevé dans le pays pour les 15-25 ans.

Une véritable scène de crime
Le spectacle, qui se base sur des faits réels, dénonce cet état de fait. Cela pourrait être didactique mais il n’en est rien. Le savoir-faire de l’équipe et de son metteur en scène, Juan de Dios Rath, qui place l’artistique avant tout, nous emmène sur le chemin de l’émotion. La dernière image du spectacle est terrifiante : les comédiens placent des numéros devant les différents objets qui symbolisent autant de vies disparues, comme sur une scène de crime. Et c’est bien ce dont il s’agit.

Je sors groggy de ce spectacle. J’ai adoré les comédiens, la mise en scène, la scénographie. Les adolescents présents prendront peu la parole au cours du débat qui suit. Mais comment s’exprimer dans la foulée d’un spectacle bouleversant sur un brûlant sujet d’actualité qui nous concerne tous, les jeunes comme les moins jeunes : quel avenir pour la jeunesse ?


Juan et Ariadna
J’ai la chance de faire la connaissance de l’équipe et Juan nous propose d’enchaîner avec le documentaire sur le sujet à l’Université d’anthropologie de Mérida. Je fais le voyage dans sa voiture et la conversation, passionnante, tourne autour du spectacle et de la situation actuelle au Yucatan, et plus généralement au Mexique. Où j’apprends qu’un programme de prévention du suicide a été mis en place au Yucatan devant la gravité de la situation. En effet, la société yucathèque est mobilisée devant la progression du nombre de suicides chez les jeunes, et notamment chez les jeunes descendants des Mayas. La situation sociale des Mayas est difficile, me dit Juan. Ils sont relégués dans les emplois peu rémunérateurs, leurs conditions de vie sont très dures. Le jeune qui se suicide ne veut pas mourir, il ne veut plus souffrir. Cela me semble évident. Juan poursuit : la violence qui s’exerce à l’égard des jeunes est multiple, elle est sociale, familiale, politique. Beaucoup de jeunes filles sont victimes de viols, parfois au sein même de la famille. Juan insiste sur le fait que ces suicides n’ont rien à voir avec un problème de santé mentale et que la réponse de la société se doit d’être pertinente.

Avec Juan



A l’Université d’Anthropologie de Mérida, un groupe d’étudiants a tourné un documentaire sur la question. Le film qui est projeté est d’une belle sensibilité et met en images l’histoire vraie d’une femme abandonnée par ses parents ayant fait dans sa jeunesse plusieurs tentatives de suicide. L’histoire se termine bien car cette femme est présente et tient à témoigner de son parcours et de la résilience qui a été la sienne. Son punch et sa joie de vivre (eh oui… !) conquièrent la salle, qui lui rend hommage dans une salve d’applaudissements.

Je déjeune avec Juan dans un restaurant du centre de Mérida. Nous découvrons que nous avons joué tous les deux Astrov, dans Oncle Vania, de Tchékov. Quand le théâtre rapproche les gens, par-delà les mers et la (petite) barrière de la langue...

Je fais des progrès d’ailleurs, je tiens les conversations et je fais de moins en moins d’erreurs de compréhension, comme ce quiproquo qui aurait pu mal tourner à l’aéroport de Mexico lors du départ pour Mérida. J’ai répondu OUI à la question de l’employée de l’aéroport qui me demandait si je transportais des produits dangereux. Elle a éclaté de rire. Je ne dois pas être très crédible en terroriste…