mardi 30 octobre 2012

Amour, drogue et alcool : les relations familiales sont difficiles


Je prends le bus pour Izamal, village situé à une heure et demie de route de Mérida. En quittant la ville, j’espère rencontrer les habitants de la campagne. Depuis le bus, j’observe la route. Nous traversons plusieurs villages dans lesquels j’aperçois de nombreuses maisons traditionnelles, aux toits de chaume recouverts de caoutchouc, pour l’imperméabilité. Par les portes entrouvertes, je reconnais les désormais fameux hamacs. Je suis frappé par la vétusté de certaines habitations. Les jardins et les cours sont aussi des lieux de vie et encombrés du nécessaire pour le quotidien. Depuis le bus, image fugitive d’une femme qui prépare à manger, assise à l’ombre d’un arbre ; du linge sèche au soleil, des animaux errent ça et là.

Izamal est un joli village, organisé autour d’un grand couvent espagnol du XVIème, construit en lieu et place d’un temple maya, et qu’on ne peut louper, tant sa couleur jaune vif tranche sur le bleu du ciel. L’édifice est imposant, sobre dans son architecture extérieure, mais sa décoration intérieure est particulièrement chargée, celle du chœur notamment, à l’image de ce qui se faisait à l’époque.





A quelque distance de ce couvent se dresse encore une pyramide maya, elle aussi impressionnante. Cette juxtaposition du couvent et de la pyramide est très forte dans le paysage et fait tout le charme d’Izamal.

Ici je comprends plus qu’ailleurs l’imbrication des deux cultures maya et espagnole, et ses répercussions sur le Mexique contemporain. Izamal est l’exemple concret du mélange et du métissage des communautés, à l’image de ces deux monuments, qui cohabitent. Lorsque je demande à mes interlocuteurs, ces Mexicains que je ne connaissais pas il y a encore dix jours, s’ils ont des ascendants Mayas, la réponse est systématiquement « oui ». Conchi, Anaii, Fernando, Alejandro, Carolina et Anaii ont tous et toutes, à des degrés divers, un lien avec les Mayas, un grand-père ou une grand-mère qui parle encore la langue, une tante ou une grande sœur qui cuisine encore les plats traditionnels. Bien sûr, les jeunes générations s’inscrivent totalement dans le Mexique d’aujourd’hui, malgré, ma-t-on assuré de tous côtés, une certaine discrimination. Comme me l’avait dit juan de Dios, on cantonne les Mayas dans les petits boulots – travaux manuels, ménage – réservant les emplois stables et mieux rémunérés à la classe sociale plus élevée. Cette discrimination est perceptible dans l’habitat et les conditions de vie des Mayas sont difficiles. Faut-il y voir l’une des raisons du taux de suicide élevé chez les adolescents mayas ?
Je gravis les marches de la pyramide. Un groupe d’adolescents discute à l’ombre des arbres. Je m’approche, me présente, leur explique les raisons de ma présence et le thème de mon travail. Le contact passe facilement, comme avec l’ensemble des Mexicains. Je leur demande s’ils ont une idée des raisons pour lesquelles les adolescents se suicident. La réponse fuse : « Problemas en la casa. » Des problèmes à la maison ? Lesquels ? « Maltratos familiares » Me revient en mémoire la remarque de Conchi qui m’a dit, en évoquant une femme maya battue par son mari : « Les Mayas ne sont pas mieux que les autres. Ils ne sont pas différents. » Ainsi donc, la cellule familiale est violente. Les adolescents confirment, parlent de nombreux problèmes d’alcool à la maison. Je pense au spectacle « Manual de caceria », qui abordait aussi le sujet de l’alcoolisme. Et puis les adolescents enchaînent : « déceptiones amorosas ». On se suicide donc aussi par amour. On me cite le cas d’un jeune homme de 12 ans qui a mis fin à ses jours parce qu’il n’avait pas l’autorisation d’aller au cinéma avec sa petite copine.

Je demande leurs prénoms à ces jeunes-gens et la raison de leur présence ici, sur la pyramide maya, ce qui est tout sauf neutre et anodin. Jose, Adrian, Daniela, Estefany, Marcos et Enrique, me répondent qu’ils sont là « pour l’ambiance ». Le lieu est ombragé, un peu retiré, ils sont tranquilles pour discuter, fumer. « On boit de la bière » me disent-ils. Et les voilà qui exhibent un litre de bière, qui passe de main en main. Quand je leur fais remarquer qu’on vient juste d’évoquer ensemble les problèmes d’alcoolisme à la maison, ils ont un petit sourire.

Ils ont entre 16 et 17 ans, ils sont beaux, rayonnants, et je ne peux m’empêcher de penser à ces corps déformés par l’obésité, que je croise souvent dans les rues de Mérida. Le Mexique est paraît-il le pays où il y a le plus d’obèses, les Mexicains sont réputés pour être les plus gros au monde, avant même les Américains. Autre triste record. Les mots me manquent pour parler à ces adolescents de « reproduction des comportements ». Je rassemble mon vocabulaire espagnol, conscient de l’enjeu et je lance un faiblard « Ne buvez pas trop de bière ». Bof, pas terrible. Et puis j’ai l’impression de leur faire la morale. N’empêche, le contact passe plutôt bien. Je les quitte avec un sentiment mitigé, un peu triste devant tout ce qu’ils ont à affronter, mais confiant quant à leur capacité à relever le défi. Trouveront-ils à leurs côtés des adultes pour leur tendre la main ?

Sur la place principale, quatre jeunes filles pouffent en me voyant passer. Je m’arrête et engage la conversation. Karla, Dulce, Mariela et Jaqueline confirment ce que leurs camarades de la pyramide viennent tout juste de me dire : les adolescents se suicident parce que « les parents ne s’intéressent pas à eux ». Elles ajoutent « les problèmes d’amour », « la drogue » et, encore et toujours « l’alcool ». Les relations parents-enfants semblent difficiles, conflictuelles. Il n’est sans doute pas facile pour les ados de voir leurs parents se démener corps et âme pour survivre.

Dans les rues d’Izamal, je passe devant une dame assise sur le pas de sa porte, en grande discussion avec sa voisine. Je fais demi-tour, me présente et pose mes questions. Les raisons du suicide des adolescents ? « Berrinches » Je ne comprends pas le mot, lui demande de l’écrire dans mon petit carnet. Elle note consciencieusement et là encore, pointe l’alcool, la drogue, les problèmes familiaux auxquels elle ajoute « les problèmes économiques ». Dans l’encadrement de sa porte, j’aperçois un hamac et la télévision allumée. Son fils me fait une démonstration. J’ai l’autorisation pour photographier.


Deux enfants m’interpellent : « Hey, mister… ». Ils ont entre cinq et sept ans et n’ont pas froid aux yeux. Je m’arrête, tente de comprendre ce qu’ils veulent. La plus grande mène la conversation mais je ne comprends rien, ou plutôt ne comprends que trop bien. Je crois qu’elle veut de l’argent. Avec leur accord, je les prends en photo. Ils prennent la pose. Je mets la main à la poche et tends la pièce à la plus grande en lui précisant bien que c’est « pour les deux ».

En partant, j’entends le petit lui dire « Cinco-cinco ».


Dernière rencontre de la journée. A la gare routière, des garçons jouent aux cartes en attendant le bus. Nous lions connaissance. Aux causes des suicides déjà mentionnées par leurs camarades (problemas familiares, falta de comunicacion…), Sergio, Carlos, Eliceo et Emilio ajoutent la dépression et le « bullying », c'est-à-dire le harcèlement, la violence psychologique exercée par le groupe ou une partie du groupe à l’encontre d’un ou d’une adolescente.

Nous prenons le même bus. A leur descente, au village voisin, ils m’adressent un petit signe. Je note que l’un d’eux tient son ordinateur portable à la main.

La journée a été riche de rencontres. Jose, Adrian, Daniela, Estefany, Marcos, Enrique, Karla, Dulce, Mariela, Jaqueline, Sergio, Carlos, Eliceo et Emilio m’ont tous accordé un peu de leur temps. Est-ce la concentration pour comprendre mon espagnol hésitant ou la gravité du sujet qui rendait leurs regards si acérés ?